Re : Blagues... et jolies paraboles
LES TROIS ERMITES
Sur une île déserte, vivaient jadis trois ermites d'une très grande piété. Ils étaient extrêmement vieux, si vieux qu'aucun d'eux ne pouvait encore se souvenir de son âge. Ils avaient de longues barbes fleuries qui leur descendaient jusqu'à la taille, et des visages aux rides très profondes. Leur arrivée dans l'île remontait à des décennies et des décennies, de sorte qu'ils avaient même oublié tout ce qu'ils avaient appris avant d'y débarquer. jour après jour, ils s'adonnaient à leurs dévotions, qui, à vrai dire, consistaient tout simplement à répéter ceci :
« Vous êtes trois, nous sommes trois - bénissez-nous ! » (1)
C'est avec grande vénération qu'ils disaient cette prière, plusieurs fois par jour, tournés vers l'Orient, têtes baissées. Ils demeuraient debout côte à côte en se tenant par la main. C'est l'aîné qui la récitait le premier, puis le cadet, puis le benjamin :
« Vous êtes trois, nous sommes trois - bénissez-nous ! »
Un jour, l'évêque du diocèse entreprit de rendre visite à l'ensemble des communautés religieuses dont il avait la charge, afin de s'assurer qu'elles adhéraient toutes aux canons de l'Eglise. Et voici qu'il passa tout à proximité de l'île, laquelle lui était complètement inconnue et qui paraissait déserte. Il donna néanmoins ordre d'accoster. Le hasard voulut que nos trois ermites se trouvassent à ce moment-là tout près du rivage. Ils aperçurent la luxueuse embarcation, ainsi que l'évêque dans son bel habit. Et ils s'approchèrent avec révérence et lui baisèrent les pieds. Voyant leurs haillons et leur saleté, l'évêque se recula quelque peu, puis, se reprenant, fit sur chacun un signe de croix. Il leur dit de se relever et se mit à les questionner, voulant savoir d'où ils venaient, depuis combien de temps ils vivaient là et, bien sûr, la nature des austérités qu'ils pratiquaient pour le salut de leur âme. Les trois ermites firent une deuxième révérence, et s'empressèrent d'expliquer qu'ils récitaient seulement une prière, qu'ils n'avaient connaissance d'aucune autre pratique. L'évêque leur demanda alors une démonstration.
Les trois vieillards s'étant exécutés, l'évêque fut interloqué et passablement indigné. La prière qu'il venait d'entendre, hormis qu'elle lui était inconnue, lui paraissait sacrilège. « Mais qu'est-ce que cela ! Qui donc vous a appris à prier ainsi ! »
Les trois ermites étaient, comme on peut imaginer, extrêmement embarrassés, et durent avouer leur complète ignorance.
L'évêque n'en croyait pas ses oreilles. « Si j'ai bien compris, vous ne pratiquez pas la divine liturgie, ni ne récitez les psaumes, ni aucune autre écriture sainte ! » C'est alors qu'il apprit de la bouche des ermites qu'ils étaient illettrés.
« Soit, fit-il, mais tout au moins récitez-vous le « Notre Père » chaque jour ? Il se raccrochait à ce dernier espoir. Mais il dut déchanter très vite. Car il s'entendit répondre par le cadet :
« Le Notre Père ? Connais pas ! Si je l'ai connu un jour, j'avoue qu'aujourd'hui je n'en ai plus aucun souvenir. » Les deux autres se contentèrent de baisser la tête.
« Oh ! mais c'est insensé, vous ignorez jusqu'au « Notre Père », la prière la plus importante de la foi chrétienne ! La pierre d'angle, le fondement même de notre glorieuse religion, que nous a donnée Jésus-Christ en personne. Comment avez-vous fait pour oublier même cela ! »
Le cadet à son tour avait baissé la tête. Tous trois gardaient le silence, tant ils avaient honte.
« Cette situation ne peut certainement pas durer, finit par dire l'évêque. le suis responsable de votre bien-être spirituel. Dieu m'a fait votre berger, et je me dois de vous apprendre tout au moins cette prière essentielle, afin que vos âmes puissent trouver le repos dans l'après-vie. »
Nos trois ermites y consentirent sans tarder, mais la chose n'était pas aussi simple qu'elle paraissait, pour deux raisons : la première est qu'ils étaient malentendants tous les trois, si bien que l'évêque dut répéter les phrases plusieurs fois avant qu'ils les aient comprises. La deuxième est que leur faculté de mémoriser était presque nulle. L'évêque passa une journée entière, de l'aube au crépuscule, à leur faire répéter la prière, phrase après phrase. La première ayant été retenue, il passait à la deuxième. Mais la deuxième ayant été retenue, ils avaient déjà oublié la première. Enfin, après des efforts colossaux, il put constater avec satisfaction que les trois vieillards arrivaient à réciter la prière du début jusqu'à la fin sans le moindre oubli.
Quand il les quitta pour reprendre la mer, le soleil était couché depuis un certain temps déjà, et la lune n'était pas encore dans le ciel. Il faisait nuit noire.
De retour sur le bateau, l'évêque s'assit sur le pont pour prier comme à l'accoutumée. Mais voici qu'après un quart d'heure à peine, il entendit les matelots pousser des cris à l'arrière de l'embarcation. « Excellence », criaient-ils, regardez là-bas ! Il regarda dans la direction indiquée et vit une lumière éclatante s'approcher sur les eaux. Il n'en croyait pas ses yeux ! La lumière en s'approchant grandissait et, arrivée à proximité du bateau, elle fut comme un soleil resplendissant. Quelle ne fut pas la surprise alors de l'évêque de discerner à l'intérieur de ce soleil les trois ermites qui se tenaient par la main.
A la vue de l'évêque, les trois vieillards pieux agitèrent la main en criant, « Ne partez pas, restez encore ! nous avons déjà oublié la prière que vous nous avez apprise ! »
(1) Cette prière des ermites se réfère au mystère de la Sainte Trinité dans le Christianisme.